A quoi pensez-vous quand vous préparez votre thé ? A ce que vous allez faire après ? A ce que vous avez fait avant ? Vous ne vous êtes peut-être jamais posé la question et elle vous paraît étrange. Gregory lui, quand il prépare son thé, est tout à son affaire. Il ne pense qu’à une chose : préparer son thé.
Un art
J’ai échangé avec Grégory Lafosse au sujet de cette boisson la plus bue au monde et fortement ancrée dans la culture chinoise. Certes, quelques britanniques en ont fait un rituel, le « tea time », suffisamment clair, pour qu’un nuage de lait vienne à peine l’assombrir : on pourrait croire qu’ils en furent les premiers inventeurs… c’est certainement parce qu’en dehors de quelques amateurs avertis, le plus grand nombre en France n’a jamais vu le thé sous d’autre forme que des petits sachets verts ou jaunes.
Pour Greg, c’est autre chose : un art. Mais il tient à m’avertir en guise de préambule : on ne parle pas de « cérémonie » du thé, mais plus simplement de « moment de thé ». Quelques chinois et quelques occidentaux zélés, portés par leur adoration de la petite feuille aromatique, ont voulu, à l’instar des japonais, en faire un rituel suffisamment codifié pour le transformer en « cérémonie ». C’est un terme que Greg refuse et il m’explique pourquoi : « Dans la tradition chinoise, il n’a jamais été question de « cérémonie » du thé. Le rituel n’est pas codifié ou si rigoureusement établi qu’il interdise de le vivre librement en y apportant sa touche, sa personnalité… » et il fait de nombreuses métaphores qui le comparent à l’art martial du tai chi. On comprend qu’à travers la cérémonie du thé codifiée par les japonais, c’est tout l’esprit du budo nippon qui s’exprime en une forme de rigueur qui tient de la ligne droite et directe, quasi « religieuse » mais peut-être un tantinet trop rigide et démonstrative ? L’art pratiqué par les chinois, lui, exprime plus librement une spirale harmonieuse et beaucoup de relâchement, une bulle de sérénité et de sensorialité. Greg en sait quelque chose : il entâme sa troisième année de tai chi aux « forges du Lion », avec David Kempf, mais il a d’abord passé près d’une dizaine d’années sur les tatamis à enchainer des ippons et déchainer des Yukos jusqu’à la noire et son premier dan.
Voilà donc, : préparer son thé et le goûter, c’est un art et Greg d’ajouter « Toute l’ambition de l’art du thé, c’est de tirer le meilleur de chaque feuille de thé infusée, d’en extraire la quintessence et de produire une expérience sensorielle la plus plaisante possible… c’est donc un art pragmatique qui vise l’efficacité , le plaisir et l’harmonie. »
Vous saviez vous qu’on pouvait mettre tout ça dans une petite tasse ? moi, je l’avoue … je ne le savais pas. Aux yeux de Greg la méthode nommée « Gongfu cha de Chao Zhu » est la seule qui mérite son appellation. L’utilisation du terme est souvent à l’origine d’une confusion : utilisé seul, sans le nom de la ville auquel on le rattache, le « gongfu cha » ne désigne pas vraiment une méthode, de la même manière qu’il existe une méprise avec le terme « kung fu » qu’on utilise souvent pour nommer de nombreux styles de boxes différents qui n’ont en commun que d’être chinois et le plus souvent externes. En effet, le terme « Gongfu » signifie littéralement « maîtrise » ou « habileté ». Il me renvoie immédiatement au « gongfu martial » ou « gongfu de la calligraphie ». Il porte l’idée qu’un long chemin de pratique qui s’enrichit d’expérience et de connaissances, conduit à une maîtrise qui s’élève au dessus de la technique elle-même. Les explications de Greg m’évoquent cette citation de Chopin, le pianiste et compositeur virtuose : « Par la technique je me débarrasse de la technique ». Greg qui est musicien lui même est enthousiaste. Il me dit qu’il ne saurait le dire mieux . Entre nos échanges s’installent quelques silences pendant lesquels j’essaie de noter au mieux la pensée de mon interlocuteur. A travers ces moments, je perçois la patience de Greg, tout est calme. De l’autre côté du satellite, Greg se prépare un petit thé tandis que je me regroupe pour y voir plus clair.
Je n’ai pas tant de question que cela, mais chacune pénètre un univers insoupçonné et en appelle de nombreuses autres. Greg a le souci d’être compris, je suppose qu’il prépare son thé de la même manière qu’il s’exprime : avec précision et en enchainant les étapes de façon cohérente pour qu’elles atteignent leur but.
Les yeux de crabe
Des étapes dans la préparation du thé, il y en a deux principales, parfois trois : « Le préchauffage » et « l’infusion » entre lesquels vient parfois s’intercaler « l’éveil ».
Greg explique : « Le préchauffage consiste à atteindre une température d’infusion efficace. Une température d’infusion efficace prend en compte la forme et le volume des accessoires, la quantité d’eau et même la température extérieure. » Il poursuit : « Traditionnellement, on utilise des braseros de table pour maintenir l’eau à ébullition fine sur un lit de charbon. Les chinois identifient trois niveaux d’ébullition qu’ils nomment : les yeux de crevettes (petites bulles), les yeux de crabe (bulles moyennes), et les yeux de poisson (grosses bulles). C’est le stade moyen, soit les yeux de crabe qui convient le mieux. » Je réalise qu’avec ma grossière bouilloire électrique je produis quelque chose qui s’apparente à des yeux de pieuvres géantes… « Dans notre club de thé, nous ne pouvons utiliser de braséro traditionnel en raison des alarmes anti incendie, alors nous utilisons des plaques électriques parfois intégrées à des réchauds en fonte. Elles ont la vertu de pousser le pratiquant à mesurer avec finesse le bon stade d’ébullition pour obtenir le meilleur thé possible. » On comprend qu’il ne s’agit plus seulement de remplir un récipient et d’appuyer sur un bouton, mais d’être attentif, concentré et focalisé sur la tâche qu’on accomplit en manipulant ses accessoires avec délicatesse et précision dans le but d’être efficace. C’est d’ailleurs cela qui a durablement marqué Greg la première fois qu’il a assisté à un « moment de thé » .
« Thé veiller »
Pour comprendre l’étape dite de l’éveil, il faut pénétrer l’Univers riche et complexe des myriades de crus de thé qui existent en Chine (et dans le monde entier). Vous imaginiez peut-être comme moi, que le commun des chinois divise tout le vin français en trois appellations : le Bordeaux, le Champagne et le Beaujolais ? Et bien ici, c’est moi « le commun des français » car jusque là, je divisais le thé en deux catégories, non, quatre : le thé à la menthe et le thé à la bergamote… le thé vert et le thé noir….
La réalité est bien plus subtile : Les feuilles peuvent être broyées, brisées, entières, avec ou sans bourgeons… Les feuilles entières sont souvent les plus subtiles. il existe deux principales formes données aux feuilles par les producteurs : « têtes de libellules » et « dragon noir » avec de nombreuses nuances , six couleurs de thé et des milliers de terroirs différents qui donnent naissance à une multitude de saveurs et d’aromes complexes. L’arbre à thé peut mesurer jusqu’à 10 mètres, mais il est taillé en « table de cueillette » d’un mètre vingt accessible aux cueilleurs dans le plus grand nombre des exploitations. La culture, la cueillette, le séchage et le conditionnement donnent lieu à des pratiques variables. On ne saurait comparer les exploitations de type industriel qui travaillent le thé à la tonne et les techniques traditionnelles qui traitent le thé feuille par feuille, bourgeon par bourgeon. Les thés les plus remarquables dits « grands crus » sont parfois produits dans des exploitations qui ne dépassent pas un hectare. Ils se vendent à prix d’or et sont introuvables en occident. Ces thés de grande qualité ne sont pas soumis à l’étape de l’éveil, car il n’y a « rien à jeter » selon les termes de Greg. Ils portent des noms comme « grande robe rouge » , « tête de cheval » ou « puits du dragon ».
D’autres thés de qualité moindre ont besoin d’être « rincés » pour être débarrassés de trop « fortes notes de tête ». Au terme « rinçage », Greg préfère celui plus poétique « d’éveil » : on passe une première eau de façon à les hydrater pour débarrasser les feuilles roulées en « têtes de libellule » de leurs premières saveurs de surface pour qu’elles libèrent leurs aromes les plus internes et les plus profonds. L’eau de l’éveil n’est pas bue. Traditionnellement c’est entre le préchauffage et l’infusion que votre hôte vous présentera le thé qu’il vous propose. Vous pourrez alors le «humer» et juger de sa qualité.
« Le maître de thé fait montre de ses artifices »
Selon Greg, l’étape de l’infusion est celle qui réclame le plus de « gongfu ». Pas question de touiller votre sachet et d’en exprimer les dernières goutes à la cuillère sur le bord de votre mug… Ici, la quantité de feuilles et le nombre de passages doivent s’adapter à l’intensité que vous voulez produire. Grâce à son expérience et la connaissance des nombreux thés dont il extrait « la liqueur » le pratiquant averti distingue à la couleur et aux arômes qui s’échappent, le degré d’infusion idéal. Il doit être capable d’obtenir une tasse adaptée à chacun selon son goût. Alors, une infusion réussie, qu’est-ce que c’est ? La réponse de Greg est immédiate, évidente : « Une infusion réussie, c’est une infusion qui n’a pas besoin de mots pour être décrite »…
Celui qui a fait une habitude de la manipulation des accessoires exprime progressivement plus d’aisance et la façon même dont il se saisit du thé , de la théière et des autres accessoires témoigne de son niveau de pratique. Il s’efforcera de verser le thé avec le plus de fluidité possible et sans éclaboussure. Mais peu importe au fond, car au delà du maniement des accessoires ce qui l’emporte sur tout, « c’est qu’il soit fait avec passion ». On lui pardonnera les petites imperfections tant que son intention sera sincère et authentique ce qui, une fois de plus, nous rapproche encore de la pratique du tai chi chuan.
De même qu’en tai chi on ne s’attaquera aux fajings (sortie de force) qu’après avoir acquis les premiers points clés de la pratique, il n’est pas utile de préparer un thé à l’aide d’accessoires de grande qualité tant qu’on ne maîtrise pas les méthodes d’infusions.
« La base c’est : un gaîwan, tasse à couvercle (le couteau suisse du buveur de thé) qui sert à l’infusion mais qui est aussi utilisé comme tasse dans certaines régions, et trois tasses. Parce qu’elle est neutre et s’adapte à tous types de thé, la porcelaine est souvent privilégiée. »
Lorsqu’on avance dans la pratique, on se dote progressivement d’accessoires de meilleure qualité : les chinois nomment « quatre trésors de Chao Shan » la bouilloire et la théière toutes les deux en argile, les trois petites coupes en porcelaine fine et le nilu (braséro à charbon). On peut encore trouver l’utilité d’un bateau à thé en bambou (plateau ajouré » qui permettra de récupérer les eaux usées et rattrapera les erreurs de « verse »). Il existe une multitude de bouilloires, de tasses, de pots, de cuillères, de soucoupes…
« C’est prêt ! »
La qualité d’un « moment de thé » ne dépend pas seulement de la qualité de votre thé, mais de la qualité des personnes avec lesquelles vous le partagez, et aussi du lieu et de l’instant. Notre appréciation est conditionnée de façon subjective et il convient donc de soigner quelques détails : se doter d’un « cha bu » (nappe choisie pour sa couleur et sa dimension), un vase et quelques fleurs ou tout autre élément de décor qui vous mette en relation avec la nature favorisent une atmosphère sereine et harmonieuse. Car « Le thé est une affaire de détails ».
Quand le thé est prêt est-ce qu’on parle encore de thé ? Si au Japon on ne communique pas oralement car on considère que la parole obstrue la perception fine et limite le profit qu’on peut avoir du moment présent, les chinois, eux s’autorisent à échanger sur le mode oral. Certes ils savent eux aussi profiter des qualités du silence en un tel moment, mais ils ne s’interdisent pas le plaisir convivial d’échanger autour de leur breuvage préféré. Dans l’ouvrage « Thé et Tao » de John Blofield qui a beaucoup inspiré Greg et dont il a partagé quelques pages avec moi, l’auteur raconte un moment de thé pendant lequel, les convives versifient et partagent les métaphores que leur inspire ce moment d’harmonie. Les « voix de clochettes » et les « sources hantées de dragons » côtoient les « gouttes de cristal » et autres « dentelles de fougères ». C’est que le thé semble avoir parmi toutes les vertus qu’on lui prête, le pouvoir d’élever l’inspiration des artistes qui le pratiquent.
Preuve que la tradition chinoise repose sur la tolérance et la bienveillance un occidental néophyte sera excusé d’ajouter du sucre ou du miel car après tout, « le thé n’est que quelques feuilles dans de l’eau » ainsi que le dit le proverbe de sagesse. Cependant, n’ayant réellement pour l’amateur éclairé aucun intérêt gustatif, Greg s’en est progressivement « délesté » et il serait surement assez mal perçu de faire fondre un gros sucre blanc dans un grand cru jaune !
Greg n’est pas encore allé en Chine mais il est patient. Le compliment que Sujie (la mère du jeune Maître à qui il a servi le thé) lui a fait lors du stage de Belfort a contribué à renforcer sa sérénité et sa confiance : « Tu n’es jamais allé en Chine et pourtant tu es mieux équipé et tu fais un meilleur thé que moi… ». Ayant acquis quelques éléments de cette immense culture, il suppose que le voyage qu’il fera un jour lui sera bien plus profitable que si il s’était rendu là-bas au début de son chemin de découverte. J’éprouve le même sentiment au sujet de l’art martial et j’envisage qu’ayant modéré mes espoirs j’apprécierai avec plus de profondeur l’accès privilégié à l’art subtil du taichi qui nous est offert en toute liberté par notre Maître et ses disciples dans le berceau même du taichi chuan.
Je ne regarderai désormais plus ma tasse de thé de la même façon. J’ai conscience de n’avoir fait que toucher du bout du doigt un élément de la culture chinoise qui recouvre un univers tout entier… tournant les pages de quelques sites et livres à la suite de mon entretien avec Greg, quelques milliers d’années d’histoire chinoise infusent dans le gaïwan de mon esprit. En m’appliquant à rester conscient à chaque gorgée, je forge l’espoir d’être progressivement plus capable d’en percevoir toute la subtilité du corps et des arômes.