Tai chi en terre normande
Nous sommes en juillet 2020 et pour la première fois depuis la création des stages IRAP d’été, le Maître ne viendra pas. Un petit venin issu du fond bactériel de notre monde a réécrit les emplois du temps de l’ humanité. L’IRAP s’adapte aux exigences du moment et attend des jours meilleurs, mais les membres de son bureau n’ont pas renoncé à partager quelques bouts de laojia, et poussés par un impérieux désir d’air frais, décident de se retrouver à Fécamp pour pratiquer l’art subtil de Maître Wang Xian.
Fécamp : parce que c’est là que le stage aurait dû avoir lieu, parce que c’est là que réside Franck Riou qui devait l’organiser avec son club, Le Centre d’Etude Normand de Taichi chuan, et parce que c’est là que sont brassés des myriades de galets au pieds de falaises imposantes et millénaires.
Fidèle aux principes de notre art, Franck s’adapte et transforme le vide laissé par cette annulation en proposant à ses élèves habituels un court stage de 5 jours auquel nous nous joignons avec plaisir. Le stage a lieu en forêt de Montgeon aux portes du Havre. Le parc est aménagé autour d’un plan d’eau. L’endroit est fréquenté mais paisible. L’étang en contrebas accueille mouettes et goëlands en goguette.
Une vingtaine de stagiaires attendent leur professeur qui arrive « pile poil en retard, comme d’hab ». L’ambiance est décontractée et bienveillante. La parole est facile et les rires fusent à chaque pause « thé-biscuits ». Le public habituel de Franck est homogène en apparence. Certains ont déjà de nombreuses années de pratique et ferment la Laojia, Marina la doyenne pratique depuis 19 ans. D’autres ont débuté depuis peu. Les partages, les avis et les conseils dans le groupe sont nombreux , mais personne ne cherche à en imposer. Le professeur fait référence pour tous. Si le plus grand nombre des pratiquants semble privilégier l’entretien d’une bonne santé, quelques-uns apprécient particulièrement d’expérimenter les applications martiales. Avec un tel professeur, les uns comme les autres sont servis.
L’enseignement de Franck s’incarne tout entier dans la relation humaine, le lien et le cadre qu’il occupe. Il ne se limite pas à ses bons conseils et à sa seule pratique. Il habite tout entier le personnage, et c’est une révélation qui nous saisit en le regardant faire et en suivant le rythme qu’il impose à son groupe… ou plutôt qu’il n’impose pas. Car au bout de deux jours, l’assemblée se divise naturellement en sous-groupes qui prolongent par un travail personnel les démonstrations du professeur, quand celui-ci n’a pas encore fini de deviser avec quelques-autres. Les plus avancés se mettent au service des débutants. Franck passe d’un groupe à l’autre pour distiller ses remarques, nourries de métaphores variées et de plaisanteries légères. Il n’élève jamais le ton de la voix pour regrouper ou attirer l’attention. Il utilise la palpation pour faire prendre conscience des déplacements internes des articulations, des muscles et des viscères. Nous admirons le brillant pédagogue qui émerge, et à travers lequel nous reconnaissons clairement avec émotion son Maître trop tôt parti.
D’aucuns pourraient injustement qualifier de « différences », les nombreuses nuances qui apparaissent dans le laojia tel que Franck l’exprime en regard de notre propre pratique. Ici, le geste est particulièrement compact et là le tempo opère une variation qui nous est inconnue. Mais rien ne tient du hasard ou de l’interprétation libre. Franck justifie chaque option avec assurance et une solide connaissance des applications martiales. Son taiji est stable, puissant, souple et serein.
La carrure du bonhomme en impose et l’autorise à déraciner n’importe qui avec aisance quand il estime que « wuji » n’est pas suffisamment profond. Il surjoue avec humour l’incapacité de soulever celui-ci ou celle-là qui pèse jusqu’à 40 kilos de moins que lui quand il estime que l’ancrage et le relâchement sont suffisamment profonds et stables. Cette méthode dont j’ai profité, pousse à renforcer la conscience vitale de ces points clés dans notre pratique. De la même manière, il accepte de subir un déracinement quand il estime que la technique de l’adversaire est correctement appliquée. Là encore c’est une pédagogie lumineuse qui révèle une subtile capacité à écouter l’énergie de l’autre (chansi jing).
Nous faisons notre pause déjeuner dans le dojo VDB http://www.rene-vdb.org proche où Franck a pratiqué pendant plus de vingt ans les arts du Budo. C’est un endroit spacieux et reposant qui conserve dans ses murs la mémoire de longues séances de travail, et l’enseignement des Maîtres. A quelques pas de là, Franck nous fait visiter sa propre salle d’armes. Il a mis à profit le confinement pour terminer les travaux. La salle Baptisée Fèi Li Pū en l’honneur du maître accueillera bientôt ses cours à proximité de l’université du havre.
On ne reconnait pas le maitre seulement à travers sa pratique de l’art, mais aussi à travers son hospitalité. Le terrain de Franck et Evelyne fait camping. Ils m’ouvrent leur portes , m’accueillent à leur table. Franck accepte de faire du tuishou. Il décèle les vides qui nuisent à l’efficacité de mon travail mais il ne les sanctionne pas. Il m’engage à porter une vigilance soutenue sur le mouvement. L’exercice se prolonge tardivement. Patiemment, à mesure que les cercles se répètent, suivant ses conseils, je relie entre elles toutes les parties de mon corps puis j’ouvre et je ferme chaque porte tour à tour. J’essaie de me rendre aussi disponible que mon partenaire l’est, aussi indécelable. J’essaie…
De ce petit maelström de nos quatre mains, émergent les paroles du Grand Maître qui chuchote à mes oreilles :
« La pratique, la pratique, la pratique »
On ne porte pas encore de masques et, nous ignorons que les mois qui viennent, vont pousser un peu plus notre optimisme dans ses retranchements. J’enferme involontairement mes clés de voitures dans … la voiture, et avec elles toutes mes affaires. Ce qui prolonge mon séjour du temps qu’il faut à leurs jumelles pour traverser la France en livraison express. Je prends une petite leçon de patience. « Il n’y a pas de hasard, seulement des rendez-vous »… c’est le poète qui le dit. A dérouler un dernier laojia avant de partir, on perçoit qu’il a surement raison ce poète là.