Cœur de pratiquant

Alain Caudine nous livre son expérience de pratiquant, à travers cet entretien pour le magazine YiMAG de FAEMC : numéro 06 – décembre 2017

Revenons d’abord sur le passé. En tant qu’ancien karatéka, quelle a été la plus grosse difficulté pour passer au tai chi ?

J’avais entendu dire qu’il fallait être capable d’être relâché et d’abandonner tous les acquis pour repartir sur de nouvelles bases. Et j’ai tenté cette expérience pendant 3 ans.

Qu’est ce qui motive un karatéka à essayer le tai chi ? La perte de potentialité ?

Les premières bases que j’ai eues pouvaient être incorporées dans le karaté. D’abord la notion de dantien. On pouvait s’économiser un peu plus, trouver des sensations différentes au niveau de l’enracinement. Je ne devais pas être un excellent karatéka, car le travail à longue distance ne me convenait pas. Je préférais le combat rapproché. De ce fait, je devais enseigner à mes élèves des choses dans lesquelles je n’adhérais plus.

C’est donc là votre évolution ?

Oui, c’est personnel. C’est surtout après ma rencontre avec Wang Xian que j’ai renoué avec l’idée que je pouvais travailler un art martial, mais d’une manière totalement différente.

Ce n’était pas le cas avec Zhang Dongwu, avec qui vous avez aussi étudié ?

Auparavant, j’avais déjà travaillé avec Wang Xian. Il fut un temps, Wang Xian ne pouvait plus venir en France, et ce pendant 3 ou 4 ans. Or je voulais rester dans le travail du Chen de Chen Jiagou. Le travail avec ce jeune maître (Zhang Dongwu) était aussi très intéressant. Mais pour moi, c’était le travail de Wang Xian qui m’intéressait. La personnalité, la pédagogie, l’aspect martial, tout ce qui sortait de son travail, qu’il soit visible ou invisible.

Dans un de vos livres, vous dites qu’il n’est pas nécessaire de parler le chinois pour bien comprendre le taiji. Il faut avoir un vécu martial et un œil averti. Mais pour comprendre les principes faut-il connaître la culture chinoise ? comme savoir ce qu’est le shen, etc…?

Je connais quelques mots chinois principaux qui expriment le relâchement, la spirale. Avec le maître, c’est très clair. Il fait toucher son corps. Quand il parle de relâchement, il vous fait mettre la main sur le thorax, les côtes, le ventre qui tourne, les aines. Il n’y a rien de plus universel que le langage corporel, que le toucher, le toucher du tui shou. C’est cela le tai chi.

Vous mentionnez dans votre livre 10 principes (jing, chi,…). Faut-il comprendre ces 10 principes de base ?

Je ne suis pas assez savant pour vous faire une description. A chaque fois que je les lis, je me dis « c’est bien, c’est ça ». Très franchement il faut être sinologue, et encore plus que sinologue, être dans la partie pour pouvoir les expliquer, et encore je ne suis pas sûr que ceux qui sont dans la partie puissent expliquer. Je me l’explique à ma manière, mais je n’ai pas les mots pour le décrire. Je me l’explique à travers un vécu personnel. Mais je ne peux pas étayer par des théories à l’occidentale.
Quand je les cite dans mon livre, c’est pour renvoyer aux traductions du maître, pour essayer de les comprendre.

Wang Xi’an

Cela fait combien de temps que vous voyez Wang Xian ?

Cela fait 18 ans.

Est-ce que vous voyez une évolution dans sa pratique ? En d’autres termes, a-t-il évolué ?

C’est un homme qui recherche tout le temps. Quand il montre quelque chose, il semble ne pas être satisfait de lui même. Je l’ai toujours connu comme cela.

Par rapport à il y a 18 ans, est-ce qu’il est plus enclin à travailler certaines choses ?

Je n’arrive pas trop à me rendre compte, car en le connaissant j’évolue avec lui. Peut-être que je vois des choses maintenant que je n’étais pas capable de voir à l’époque. On voit souvent cela chez les élèves qui me disent ‘Mais tu ne m’as jamais dit cela avant’, alors que cela faisait 10 ans que je le leur répétais. Mais cette fois, ils étaient prêts à comprendre ce que le maître dit. Le corps, la pensée se transforment, et à un moment donné, cela devient évident. Le maître explique, il ne suffit pas de voir. Il faut regarder, observer, analyser … On voit ce que le maître fait parce qu’on le comprend, et on le comprend au bout d’un certain temps parce qu’on l’a expérimenté personnellement. Il a suffisamment expliqué et réexpliqué pour qu’un jour cela se révèle. Ce qui est valable pour moi est valable pour les élèves. Une fois, des élèves travaillaient avec un autre collègue. Ils me disaient qu’il leur avait expliqué quelque chose. Cela pouvait être vexant. Cela faisait dix, quinze ans que je le leur répétais. Et c’est une autre personne qui a servi de révélateur. Mais c’est normal. Le travail en amont a été fait, et c’est à ce moment-là que l’éclairage arrive très précisément.

Comment Wang Xian parle-t-il de ses maîtres ?

Avec beaucoup de respect. Un jour, dans un reportage, on lui demandait quelle était la qualité principale de Chen Zhaopi. Il a répondu la tolérance. Je pense que c’était par rapport à ce qui s’était passé à Chen Jiagou où il n’y avait que les gens de la famille Chen qui pouvaient recevoir un enseignement. Et quand Chen Zhaopi est revenu au village, il s’est rendu compte que cela se perdait car cela restait trop en autarcie. Et c’est là que Wang Xian a pu avoir un enseignement. C’est là que tous les gens du peuple, hommes, femmes, enfants, riches, pauvres, pouvaient recevoir gratuitement son enseignement. Wang Xian a eu le courage de protéger son maître et de relancer le tai chi en pleine tourmente. C’est extraordinaire. Il a pris des risques. Mais cela s’est fait. Vers la fin de sa vie, le maître l’a aidé. Ils ont lancé l’enseignement des formes, des petites compétitions de tui shou. Au début de quartiers en quartiers, puis de villages en villages, puis de villes en villes. Cela a pris de grandes proportions. Au début, cela se faisait à Chen Jiagou. Après, j’ai participé à une compétition à Wenxian, une ville de 400 000 habitants qui se situe à une quinzaine de kilomètres de Chenjiagou. Et encore après, c’était devenu trop petit. Il y en avait partout, sur les toits, etc., et ensuite, cela s’est fait à Zhengzhou, une ville de plusieurs millions d’habitants. Cela a pris de l’ampleur. Mais cela a débuté à Chenjiagou dans les années 70.

Regroupement des experts de Chenjiagou en 1979

A-t-il eu plusieurs maîtres ?

Il a aussi eu Chen Zhaokui et Feng Zhiqiang. A la mort de son maître Chen Zhaopi, ils ont fait venir Chen Zhaokui pour plusieurs mois. Chen Zhaokui a enseigné aux quatre bouddhas, Chen Xiaowang, Chen Zhenglei, Wang Xian et Zhu Tiancai. Le Xinjia vient de là. Chen Zhaokui et Feng Zhiqiang ont dû amener d’autres finesses. Chacun des bouddhas ont du intégrer tout cela à leur manière dans leur pratique.

Les quatre bouddhas ont-ils eu le même parcours que Wang Xian ?

Je crois que Wang Xian est l’aîné. Ensuite, il y a des détails qu’on ne connaît pas. Où étaient les Chen durant la révolution culturelle ? A cette période, toutes les transmissions traditionnelles étaient considérées comme décadentes et devaient être rejetées. On ne connaît pas tout les détails. Et cela ne m’intéresse pas vraiment.

Le relâchement en tuishou

Comment est Wang Xian en tuishou? Quel est son toucher ?

Très fin, très léger. Il explique qu’il y a plusieurs niveaux de tai chi. Le premier contact est avec l’os. Cela correspond à un niveau débutant. Quand le contact se fait au niveau de la peau, c’est un niveau plus élevé ; et quand le contact se fait à la surface, c’est le meilleur contact. C’est là où l’on anticipe et où l’on agit. Quand je fais du tuishou libre avec lui, c’est désarmant. Il a toujours un temps d’avance, ou alors c’est moi qui ai un temps de retard. Je ne l’ai jamais su.

Est-ce que vous vous sentez guidé ? Ou pensez-vous que vous pouvez y aller ?

Il fait ce qu’il veut. Si on a la sensation de le guider, à un moment donné, on se rend compte qu’il nous a suivi et devancé. Il n’a même pas besoin de nous bousculer. Il nous fait un petit rire …
On sent qu’au moment où il veut faire quelque chose, on n’est pas stable. On est dans une mauvaise posture. Et on sent qu’on ne peut rien faire.

Il n’y a jamais de situation où vous êtes en position pour presser, pousser ?

Cela n’a jamais été jusque là. Rien que le fait de tourner. Je n’ai jamais trouvé d’opportunité quand on tourne ensemble.

Et la différence avec Zhang Dongwu ?

Avec Zhang Dongwu, on faisait tous les exercices traditionnels. Je servais de plastron pour les démonstrations. Il était très démonstratif en exerçant son fajing. Zhang Dongwu a un super niveau. Cependant, on peut dire que son tuishou est moins subtil. Avec Wang Xian, on dirait qu’il s’en fout.

A Wenxian, ville proche de Chenjiagou, il y a un centre d’entraînement avec plusieurs maîtres. Y a-t-il une rivalité entre eux ?

C’est un gymnase public où tout le monde a le droit de s’entraîner. Je ne l’ai pas ressenti. Quand j’y suis allé pour la première fois, c’était pour un stage avec Zhang Dongwu. Je ne savais pas qu’il y avait Wang Xian. Zhang Dongwu avait une quinzaine de stagiaires. A ce moment là, Wang Xian avait deux japonaises. Quand on est arrivé sur le tapis, qui est-ce que je vois ? Wang Xian. Cela m’a fendu le cœur. Habituellement, il est assez réservé. Et quand il m’a vu, il est venu vers moi, m’a salué chaleureusement, et m’a présenté à des amis hauts placés ; il m’a offert le thé. Il me disait : « Oh ! Alain ! Alain ! » Il pensait que je venais pour lui. Bien sûr que si j’avais su, je serais venu pour lui. C’est sûr. Mais il fallait lui dire que ce n’est pas avec lui qu’on était venu travailler. Et c’est là que j’ai vu que c’était un grand maître. Il m’a dit que ce n’était pas grave. Et ce que j’ai beaucoup apprécié, c’est qu’une fois mon cours avec Zhang Dongwu fini, je m’asseyais pour regarder le cours de Wang Xian. A la fin du séjour, c’était le contraire. Zhang Dongwu n’avait plus que moi, et Wang Xian, une quinzaine de stagiaires. L’un de ses stagiaires chinois me regardait avec insistance, et Wang Xian lui disait que ce n’était pas grave, de me laisser tranquille, car je ne comprenais pas le chinois. Mais en fait, je comprenais tout ce qu’il disait avec mes quelques mots de chinois. Et il le savait.

Entraînement à Wenxian

Comment se comporte-t-il avec les non chinois ?

Souvent, quand les Français participent à ses stages en Chine, les Chinois sont plus nombreux, car ils nous disent qu’il donne plus à nous qu’à eux. J’ai une anecdote là dessus. En 2001, je suis arrivé avec un groupe de Français, et il y avait deux monitrices qui avaient été championnes de Chine d’épée et de tuishou. Un travail incroyable. La dernière semaine (j’y suis resté un mois), il n’y en avait plus.

Le travail de la forme est fondamental. C’est à travers les formes qu’on apprend à se connaître. On apprend à respirer, à se relâcher, à bien placer l’intention. C’est par le travail des formes qu’on commence à sentir des choses. On ne fait pas tout de suite du tuishou. Et après, durant le tuishou, on s’occupe moins de soi-même et plus de l’autre. Si l’on écoute l’autre en apprenant de soi-même, cela ne va pas. Il faut finir l’apprentissage pour être disponible pour écouter l’autre. Même les mouvements traditionnels de tuishou (peng, lu, ji, an..), et cela il l’explique bien, il faut les travailler en solo. Donc on les travaille, et petit à petit, on se créée l’autre en face. Il a sa main là, son coude ici, ses pieds là … Cela fait travailler l’esprit créatif où il faut visualiser quelqu’un, ce qui est très important. Un peu comme dans la forme. Mais dans la forme, il ne faut pas se figer, se fixer sur telle ou telle application. Il y a un potentiel d’applications qui se transforme toujours. On appelle cela le fil de soie. A la différence du karaté où la technique est clairement explicitée.

Quand une technique n’est exécutée que d’un côté dans une forme, je la fais travailler des deux côtés séparément jusqu’à ce que l’on ne se souvienne plus de quel côté elle est exécutée dans la forme. Une forme, c’est une sorte d’alphabet qui propose plein de choses.

Y a t-il de la méditation ?

Dans la forme, il y a un travail de méditation. Après, il est bon de trouver cet état de vide, de non pensée. Chacun le pratique plus ou moins.

Et le travail d’enroulement de la soie ?

C’est ce qu’on fait dans le xinjia, et dans le loajia. C’est tout ce qui a un rapport avec la spirale. C’est le travail de continuité dans le mouvement, du relâchement. Comment le mouvement naît, par où il passe, comment il parcourt le corps.

Dans le livre, vous faites allusion au relâchement pour travailler sur les tendons. Cela se travaille uniquement dans la forme ?

Cela se travaille dans le spiralé, où les muscles se resserrent. Ainsi, on travaille moins avec le ventre du muscle, et plus avec la continuité des chaînes musculaires entre elles, les insertions. Le travail sur le tendon est plus durable que celui sur le muscle. Si vous formez du muscle et que vous arrêtez, le muscle fond. En tai chi, c’est comme si le tendon avait une mémoire.

Hallebarde, faut que ça barde !

Donc quand on travaille la forme, on travaille le tendon.

Cela dépend comment on travaille la forme. Quand on exécute tous les mouvements spiralés du style Chen, on exerce forcément une sorte d’essorage du muscle. A la fin du mouvement, la force a tendance à se resserrer vers le tendon, l’os et à rentrer plus dans la moelle, tout en étant dans un certain état de relâchement. Il faut utiliser le juste nécessaire pour aligner les segments osseux, articulaires, de manière la plus efficace possible. C’est biomécanique.

Il y a plusieurs formes dans le tai chi. Y a-t-il une progressivité dans le travail des formes ?

La base est la laojia. Cela ne veut pas dire qu’elle est facile. Mais elle est bien plus simple que le xinjia, car il y a moins de mouvements. Il y a deux siècles il n’y avait qu’une seule forme, qui se finissait par le pao chui  (poings canon). Ils l’ont séparée en deux, la laojia et le pao chui. La première partie, la laojia, contient moins de fajing. Elle est donc plus basique. La seconde partie est le pao chui, avec beaucoup de fajin. Ensuite, il y a cette deuxième forme, le xinjia, qui est plus spiralée, plus longue, plus exigeante, plus dans le relâchement. Cette forme a été créée ou aménagée par Chen Fake.

Wang Xian travaille-t-il le qigong ?

Bien sûr, cela se travaille par le wuji. Comme il y a peu de mouvements et que cela demande beaucoup de répétition. C’est un travail personnel.

Quelles sont les erreurs dans la pratique à ne pas faire ?

C’est toujours meilleur d’avoir un prof sous la main, sinon on dévie. Les livres et les vidéos ne suffisent pas.

Vouloir être efficace tout de suite. La recherche de la rentabilité ne paye pas, cela freine. J’aime bien ce que disait Cheng Manching : « Il faut investir dans la perte ». C’est pourquoi quand on fait un peu de tuishou, il faut comprendre pour quoi on perd.

C’est pourtant ce qui ne transparaît pas dans le tuishou de compétition.

Le tuishou de compétition, c’est limité. Le tuishou n’est qu’un exercice pour augmenter son potentiel. Ce n’est pas une finalité.

Les compétitions de tuishou ne sont-elles pas un non sens du point de vue taiji ? Dans le sens où dans les tuishou à pas fixe, les pratiquants cherchent à ne pas bouger, et du coup, il manque ce que vous appelez la souplesse de l’esprit.

Ce n’est pas qu’il leur manque quelque chose, mais c’est un jeu, c’est tout. Il faut le prendre comme cela. Mais du coup, ce n’est pas didactique, dans le sens du tai chi.

Le tuishou à pas fixe n’est pas celui que j’apprécie le plus. J’ai essayé. J’ai du mal à m’exprimer. Mais ce n‘est pas pour cette raison que je condamne cela. Il y a des gens qui sont forts dans cet exercice.

Cela ne reste qu’une étape. Dans le combat, il faut savoir esquiver, reculer pour mieux avancer, etc… Il y a tellement de richesse à côté. Ce n’est qu’un jeu. Il y en a vraiment qui s’entraînent à cela pour gagner.

Quelle est la part d’interne et d’externe dans le tai chi ?

Cela va de l’un à l’autre.

Qu’est ce que l’externe en tai chi ? Est-ce juste la forme ?

Cela peut n’être que la forme. Cela peut être un fajin où on extériorise le mouvement. Mais pour le réussir, il faut intérioriser des principes qui ne sont pas visibles. Donc c’est aller du visible à l’invisible. L’invisible c’est un certain travail que l’on peut faire ou des techniques qui ne demandent pas beaucoup d’expansion gestuelle comme le coup d’épaule.

Le travail du tendon est-il pour vous un travail interne ou externe ?

Je ne me suis jamais posé la question. Il y a peut être des formes de travail externes qui font travailler le tendon. C’est fort possible.

Certains disent que le travail interne n’est qu’un travail sur le souffle.

Non, ce n’est pas cela. C’est rechercher les subtilités, les choses profondes en soi.

Quelle est votre vision sur peng, lu, ji, an ? Et les quatre autres portes ?

Les deux principales sont peng et lu. Peng signifie remplir et lu vider. Pour ji, tu rassembles les forces et tu fais un ji. Et an, c’est dévier plutôt vers le bas d’abord pour peut-être repousser ensuite.

Y a-t-il une manière de travailler les notions de zhan-nian-lian-sui ?

Déjà, c’est bien qu’il y ait une personne qui agisse et l’autre qui suive, qui écoute, qui absorbe sans décoller de manière à interpréter. Écouter et interpréter sont vraiment les deux premières étapes. Et pour cela, il faut beaucoup travailler le relâchement avant de travailler à deux. En cas ce tension, on ne peut être réceptif. Adhérer, coller, suivre, relier sont fondamentaux dans tous les mouvements. Si on veut transformer, ce qui est la finalité du tuishou, il faut vraiment suivre toutes ces étapes.

Tuishou avec le Maître

D’ailleurs, comment résumer le travail du tuishou ?

Écouter et interpréter ce qu’on a ressenti, ensuite laisser s’exprimer (la forme du partenaire). Car comment transformer une forme si elle ne s’exprime pas ? On peut la bloquer, bien sûr, mais cela est plus fréquent dans les arts martiaux externes. Il faut laisser donner la satisfaction au partenaire de s’engager dans une action qu’il a initiée. A ce moment le cerveau crée quelque part une satisfaction qui aveugle la personne. C’est toute l’astuce du tai chi. C’est de laisser l’engagement se faire tout en le guidant. C’est ce qui s’appelle investir dans la perte. On recule, mais on sait où on met le pied. Quand il arrive au bout de son engagement, et même avant, on agit. Par exemple, s’il fait peng, à la moitié de son engagement on commence à faire le lu. Si on attend la fin du mouvement, c’est trop tard. Quand son peng commence à s’engager, je le prends et je l’accompagne, c’est-à-dire que je rajoute ma force. C’est la théorie, mais c’est difficile à faire.

Est-ce que le tuishou est un travail collaboratif ?

Le tuishou est avant tout amical. C’est un jeu pour améliorer l’écoute, avoir plus de relâchement. Mais ce n’est pas une finalité. La finalité n’est pas le chin na non plus, c’est la frappe. Le tuishou a été inventé pour éviter de se blesser, pour comprendre son corps et pour écouter l’autre. Il y a plein de versions : à une main, à deux mains.

Y a-t-il un intérêt à descendre très bas lors du tuishou ?

Le travail bas permet d’avoir de l’amplitude. Je pense que c’est un travail de renforcement. Si on ne fait pas travailler ses capacités physiques quand on est jeune c’est dommage.

Dans certains styles, wuji est important. En Chen, l’est-ce aussi ?

Plus que jamais. Wuji est la page blanche. En préparant un livre, ‘A la Source du Tai Chi’, j’avais laissé des pages blanches pour écrire autre chose. C’est un concept que je ne peux pas expliquer mais que j’essaye de ressentir. C’est décrit dans beaucoup de livres taoïstes. Quand je les lis, je me dis que c’est formidable. Mais quand je referme le livre, je me demande ce que j’ai appris. Je suis incapable de mettre des mots. Et pourtant, quand je le lis, les images sont claires.

Et son importance dans la pratique ?

C’est surtout au départ, avant de commencer. Je n’insiste pas souvent assez sur cela. Au début, on est droit, pieds joints, et on essaie d’être dans la non pensée. Cela fait un peu pompeux, mais je le ressens ainsi : c’est essayer d’être un élément de l’univers, en faire partie tout en étant distinct, de perdre tout les autres repères de manière à pouvoir accueillir de nouvelles choses. On s’ouvre, on abandonne, on se dit qu’on ne sait rien. Et essayer de sentir qu’on est dans quelque chose d’universel. Mais cela donne une sensation de renouveau, de repartir à zéro.

En stage, vous insistez beaucoup sur les kua. Mais qu’est-ce que les kua ?

On peut dire que, du point de vue anatomique, c’est le pli de l’aine, le passage du psoas. C’est le rattachement du tronc aux jambes. C’est une partie qui, grâce au relâchement, va se libérer, ce qui va permettre à la sphère de la taille de bouger avec plus d’aisance.

Qu’entendez-vous par relâcher ?

Relâcher veut dire faire le vide. Tout d’un coup, il n’y a plus d’appui. On relâche les kua l’un après l’autre, et c’est ainsi qu’on engendre la spirale.

Et c’est là que réside la racine du mouvement ?

Je crois que c’est l’un des derniers points que j’ai améliorés, où il m’a fallu beaucoup de temps. J’ai l’impression, grâce à ce relâchement, de faire la forme avec moins de fatigue, avec plus de plaisir, et avec cette sensation de mouvement perpétuel. Par le relâchement, les transferts, les rotations, les renvois, les mouvements se font tout seuls. On voudrait que cela se réalise ainsi dans le travail à deux.

Donc on fait des spirales qui nous tendent, et le relâchement permet de revenir à une posture plus naturelle ?

On ne tord pas pour le plaisir de tordre. Les appuis se libèrent les uns après les autres, d’une manière intelligente. Pas parce qu’on est intelligent, mais parce que le corps est intelligent. Il sait ce qui est bon, et ce qu’il faut faire. On dit toujours que ce n’est pas ce qu’on doit faire qui est important, c’est ce qu’on doit lâcher. Ce n’est pas rajouter des choses, c’est en enlever. On veut trop bien faire. Le maître dit qu’il faut se concentrer mais pas trop.

On dit toujours que le tai chi est avant tout une histoire de relâchement, mais lors de votre stage, j’ai la sensation qu’il faut savoir générer la tension par les spirales et ensuite relâcher.

On met sous tension, et c’est grâce aux étirements qu’on comprend le relâchement plus profond. Il y a l’allongement de la colonne vertébrale pour ressentir le relâchement, l’allongement des segments pour ressentir la phase de relâchement. Il y a des mises sous tension volontaires, des vrilles qu’on relâche ensuite. C’est comme un élastique.

Le danger en disant qu’il n’y a que du relâchement, c’est de ne pas aller au bout de la vrille.

II faut aller dans les deux sens. Quand le maître prépare un coup de poing, il va très loin, très loin, très loin… Là, on est dans le kai (ouverture) et ensuite le he (fermeture). Et c’est grâce au kai que tout se libère. Le he permet d’emmagasiner pour ensuite apprécier le relâchement. On se fait du bien à stimuler, via les vrilles, les tendons, les fascias, les vaisseaux sanguins. Le relâchement fait un effet d’essorage.

La jeune protégée de l’association Zhong Fu

Un mot sur l’ouverture (kaï) et la fermeture (he) ?

Kai, j’ouvre. He, je récolte, j’emmagasine.

Pourquoi est-ce une notion importante en tai chi ?

C’est la notion de recentrage et d’expansion. C’est alchimique, physiologique (ouvrir les articulations…). C’est l’idée de rassembler de condenser. Au début c’est théorique. Avec la pratique on ressent des choses. C’est ce que Wang Xian appelle les trois cœurs : avoir confiance dans le travail, être déterminé, avoir de la persévérance. Si tu as confiance en ton maître, il faut l’expérimenter sur des années. Il faut être déterminé, et cela nécessite des années de pratique.

Merci beaucoup de nous avoir accordé cette interview.

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